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JAZZ POUR TOUTES ET TOUS : LE PARI DU CRI DU PORT

Mardi 19 mars, 15h. Lumières tamisées, coquillages et voile dressée sur la scène, l’heure des dernières répétitions a sonné pour le trio Maluca Beleza, ou « douce folie » en portugais. Deux jours séparent les musiciens de la première de leur nouveau spectacle jeune public, qui aura lieu ici-même dans la salle du Cri du Port. L’association marseillaise qui les accueille œuvre depuis plus de 30 ans pour la diffusion du jazz et des musiques improvisées, à la fois par la programmation de concerts, l’accompagnement d’artistes, et des actions d’éducation artistique et culturelle.

Le trio Maluca Beleza en répétition - De gauche à droite : Pierre Fenichel (contrebasse), Caroline Tolla (voix, conque), Wim Welker (guitare)

La salle où ils répètent, les trois artistes la connaissent bien, puisqu’ils y écoutent et y jouent des concerts de jazz depuis longtemps, et ont déjà bénéficié de l’accompagnement artistique de l’association. Créer un spectacle spécialement pour les enfants est cependant tout nouveau pour eux, et cela n’aurait pu se passer sans l’impulsion du Cri du Port.

Casser l’image élitiste du jazz

Depuis qu’elle a pris la direction de l’association en 2016, Armel Bour a décidé de « repenser le projet de l’association en travaillant beaucoup sur les actions vers le jeune public ». Ce virage, la directrice l’a amorcé en misant sur la médiation et les rencontres entre jeunes et professionnels de la musique. L’équipe y est allée progressivement, a testé un programme avec des élèves de primaire, puis deux, puis une autre tranche d’âge, et ainsi de suite… jusqu’à proposer aujourd’hui des activités pour tous les âges, à l’école ou en dehors.

Armel Bour, directrice de l’association Le Cri du Port

« On a décidé de ne plus avoir une adresse vers le public amateur de jazz, avec cette image qui est toujours un peu élitiste. On a cassé ça en se disant qu’on allait avoir une adresse pour tous les publics » nous raconte Armel Bour. Elle ajoute : « il faut s’enlever de la tête que c’est du jazz. À partir du moment où la musique est de qualité, où le musicien est sincère dans ce qu’il fait et entier, il y obligatoirement quelque chose qui passe ».

De cette volonté sont nées des initiatives comme « Ça va jazzer », un projet d’éducation artistique et culturelle à destination des enfants du CE1 à la 6e de l’Académie d’Aix-Marseille. Au programme : du concret avant tout ! Les enfants découvrent en classe un répertoire enregistré pour l’occasion et rencontrent des musiciens. Des modules de formation sont aussi mis à disposition des enseignants, pour les aider à animer leurs séquences en classe. Celles-ci tournent autour de la transmission de connaissances sur le jazz, et surtout de l’apprentissage de certains morceaux, afin de les chanter lors du grand concert participatif.

« repenser le projet de l’association en travaillant beaucoup sur les actions vers le jeune public »

Pendant celui-ci, les enfants sont invités à chanter sur les morceaux qu’ils ont appris en classe. Ainsi, même si les jeunes spectateurs admirent le spectacle depuis leur siège, ils sont invités à rester attentifs pour ne pas rater le coche ! C’est justement la participation à l’un de ces concerts qui a donné envie aux trois musiciens de Maluca Beleza de créer un spectacle de toutes pièces, spécialement pour un jeune public.

Le nouveau spectacle, un voyage en mer

Pour leur spectacle « Des-Rivages » autour du thème de la mer, les trois musiciens misent sur des éléments participatifs qui favorisent la connexion avec leur jeune public : « il y a des jeux de respiration, des claves, des moments où on va les inviter à chanter avec nous sur des choses très simples » raconte Caroline Tolla.

Fille d’un constructeur de bateaux, la chanteuse a tout naturellement sollicité ses connaissances et son entourage dans ce projet. 8 heures d’apnée pour aller chercher les 250 coquillages qui composent le carillon, contacter les bonnes personnes pour se procurer des enregistrements d’animaux sous-marin, et partir à la rencontre d’un apnéiste, d’un vidéaste sous-marin ou d’une co-directrice de SOS Méditerranée : « la construction de ce spectacle est déjà un grand voyage en lui-même ! » s’exclame-t-elle.

Caroline Tolla et le carillon de coquillages construit par le groupe

Dans le spectacle, entre deux morceaux de jazz, sont intégrés les témoignages de ces professionnels de la mer. Ils y racontent des moments merveilleux vécus au large, ou leur plus grande peur, avec l’idée de découvrir à travers eux un endroit que l’on connaît peu et qu’il est plus essentiel que jamais de le protéger : « il va falloir en prendre soin donc il y a quand même un rapport à la conscience écologique au travers de ce discours ».

Une approche simple mais pas simpliste

Si tout le monde ici est d’accord pour dire que le jazz est une musique sophistiquée que les enfants n’ont pas l'habitude d’entendre, cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne peuvent pas l’apprécier.

Dans le jazz brésilien par exemple, spécialité du trio, il y a énormément de choses qui plaisent aux plus jeunes : les couleurs des différents instruments, les rythmes chaloupés et chantants, les percussions, et les paroles que Caroline a pris soin de peaufiner. Dans le dispositif « Ça va jazzer », que le groupe anime cette année, « il y a notamment un chant qu’on a repris de Milton Nascimento qui s’appelle Cravo e canela, qui veut dire clou de girofle et cannelle. J’y ai fait une liste de fruits du Brésil pour que les enfants aillent avec leur maître ou maîtresse chercher les différents mots ».

Le Parvis des Arts, qui héberge la salle de concert et les bureaux du Cri du Port, dans le 3e arrondissement de Marseille

Pierre, qui anime par ailleurs à des ateliers d'initiation à l’écoute du jazz, raconte qu’il y apprend aux enfants « ce que tous les adultes devraient savoir quand ils vont dans des festivals de jazz et qui peut se dire en très peu de temps », c’est–à-dire les règles élémentaires, la manière cyclique dont cette musique se construit. Et les enfants comprennent cela très vite, ce qui leur permet par la suite de mieux décrypter ce genre musical et bien d’autres. Cet apprentissage, qui passe par la pratique et le sensible plus que par la théorie, constitue une vraie éducation à l’écoute et à la pratique musicale.

L’éducation artistique et culturelle, un axe de développement fort pour le Cri du Port

Derrière les très nombreux ateliers d’éducation artistique et culturelle portés par le Cri du Port se cachent plusieurs objectifs. D’une part, il s’agit d’abattre les barrières entre le public et les salles de spectacle : en interrogeant des ados participant aux ateliers, Armel Bour réalise que certains n’ont jamais franchi le seuil d’une salle de concert. Elle considère que « plus on s’y prend tôt, plus on a d'impact ». Et quand, après un atelier d’éducation artistique et culturelle avec eux, ce sont les enfants qui amènent leurs parents aux événements proposés par le Cri du Port, elle se dit que c’est gagné.

Pierre Fenichel (contrebasse), Caroline Tolla (voix, conque)

D’autre part, en plus de créer un moment de partage, la musique, comme d’autres médiums artistiques, permet également d’aborder de nombreux sujets citoyens, de débattre et de faire passer des messages : sur « le faire ensemble, l’écoute de l'autre, le respect des garçons et des filles… ».

Le Covid a profondément marqué la directrice du Cri du Port, renforçant ainsi sa conviction du rôle social de l’association dans le quartier : « on n'avait pas le droit d'accueillir du public, alors que je savais qu'il y avait des gens qui avaient énormément besoin de liens ».

La vue sur la tour Bel Horizon depuis la salle de concert du Cri du Port

Elle ressort donc de cette crise avec une envie forte, celle de s’ancrer encore davantage dans leur territoire. Non pas comme une simple salle de concert, mais comme un créateur de lien entre les musiciens et le public, et entre les habitants du quartier : « je n'ai pas envie que les gens viennent consommer quelque chose, j'ai envie qu’ils viennent participer et partager un temps avec nous ». Cela lui paraît d’autant plus important que l’association est implantée dans le 3e arrondissement de Marseille, l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe.

« j'ai envie que les gens viennent participer et partager un temps avec nous. »

Une volonté d’ancrage dans le territoire

Cet engagement se traduit notamment par des actions menées en partenariat avec la Maison Pour Tous Kléber / Saint-Lazare, gérée par la Ligue de l’enseignement (Fédération des Bouches-du-Rhône) et située à deux pas du Cri du Port. L’association y organise tout au long de l’année des ateliers d’éveil musical à destination des moins de 3 ans. La collaboration avec le centre social constitue aussi un moyen de pérenniser la relation avec le public du quartier, puisque la structure maintient un lien permanent et direct avec les familles. L’organisation de temps en commun permet ainsi de renforcer encore davantage le rapport au territoire et ses habitants.


Le programme 2023-2024 du Cri du Port

Cet ancrage dans le quartier passe par un vrai travail de fourmi de la part de l’équipe du Cri du Port. Mais ils ne lâchent rien. Récemment encore, la collaboration avec l’association La Source leur a permis de mettre en commun leurs forces pour proposer un atelier fanfare jazz pour les 8 - 11 ans : La Source met à disposition son espace et des instruments, le Cri du Port anime l’activité. Un combo gagnant pour tout le monde.

Armel Bour entend continuer ce travail d’ancrage dans le quartier. Pour elle cela tombe sous le sens :  « notre structure est fortement subventionnée par les fonds publics, donc si on y réfléchit il faut que ça retourne vers le public, vers tous les publics. Il y a une notion d’intérêt général et de droit culturel ». Tout en précisant : « il faut aussi casser cette image selon laquelle il n’y a pas de culture dans les quartiers prioritaires. La culture dans les quartiers plus favorisés n’est pas la même, mais ça ne veut pas dire qu’elle soit plus riche ».

Image : Antoine Escuras / Journaliste : Victoria Lemaire

Publié le 2 avril à 15h - Durée : 8 mn

Lien de l'article : Jazz pour toutes et tous : le pari du Cri du Port (laligue.media)